Street & Escape

La fumée de sa cigarette s'échappa d'entre les lèvres de Nino, s'envolant par la fenêtre ouverte sur un ciel bleu de leur squate. Il écoutait à peine la voix enjouée de Sho, qui décrivait à Satoshi le club dans lequel ils allaient se rendre le soir même.

- En bref les mecs, alcool à volonté, filles, musique de fou termina-t-il joyeusement.

Satoshi sourit en portant sa cigarette à sa bouche. Le vent chaud de cette fin d'après-midi d'été balaya légèrement ses cheveux clairs, et son regard s'égara sur son cadet. Le visage neutre, tirant nerveusement sur sa cigarette, il semblait plein d'une énergie contenue.

- Je vais faire un tour annonça Kazunari en se levant brusquement.
- Ne disparais pas pour une fois, reste joignable lui demanda Sho, un sourire narquois sur le visage.

Le soleil fit briller ses cheveux aux reflets cuivre et ses boucles d'oreilles, pendant que Nino lui lançait un regard noir. Satoshi l'observa partir, un air rêveur sur le visage.
Une fois dehors, Nino soupira, et plus par habitude que par réelle envie, il tira sur sa cigarette, expirant lentement la fumée. La chaleur des rues de Tokyo était presque insupportable, mais il aimait ça. Il étira les bras dans son tee-shirt bien trop grand pour lui, et entendit une voix l'appeler.

- Kazu ! Attends-nous !

Sho le rejoignit en courant, suivit par Satoshi, qui trottinait sans se presser.

- On vient avec toi.

Nino haussa les épaules, écrasant sa cigarette sous son pied avant de reprendre sa marche, ses deux amis à ses côtés. Les gens leur lançaient quelques regards désapprobateurs de temps en temps, mais ça faisait bien longtemps que les trois compagnons avaient appris à les éviter. Parce qu'avec leurs cheveux décolorés le plus souvent, les boucles d'oreilles de Sho, leurs vêtements trop larges et leurs cigarettes à la main, les conclusions étaient rapides. Ils n'étaient que des petits voyous, bagarreurs, passant leur temps à ne rien faire, un peu dérangeants.
D'un geste de la main, Nino repoussa de ses yeux ses mèches noires depuis quelques jours. Satoshi, lui, avait opté pour des courts pics blonds, et Sho avait légérement décoloré ses cheveux, les laissant pousser librement.
Kazunari se tenait toujours au milieu, les mains négligemment enfoncées dans les poches de son pantalon, Sho à sa gauche, portable en main, et enfin Ohno à sa droite, marchant de sa démarche traînante, l'air perpétuellement ensommeillé.
Ils entrèrent tous les trois dans une salle de jeux d'arcade où ils avaient leurs habitudes. Immédiatement, l'ambiance colorée et bruyante détendit Nino, qui se tourna vers ses amis en souriant légèrement. Son regard parcourut la salle, et s'arrêta sur 4 collégiens, qui détournèrent les yeux. Tranquillement, les trois compagnons s'avancèrent vers eux.

- Vous auriez pas un peu de monnaie les gars ? demanda Sho, un sourire aimable sur le visage.

Les garçons se regardèrent,  semblant se concerter.

- Ou-... oui bégaya le plus grand des quatre, s'agitant devant le regard de Sho et son sourire devenu menaçant.

Satoshi, resté silencieux jusque là, s'avança pour récupérer les pièces que les adolescents lui tendaient.

- Merci beaucoup leur lança Sakurai avec un clin d'œil.


Il marchait sans se presser, son sac se balançant légèrement à son épaule. Bien que l’on soit en fin de journée, le ciel était encore clair et il faisait doux, presque chaud. Une belle soirée d’été comme Jun les aimait tant. Ses pas le conduisirent bientôt sur son pont préféré. De là, il pouvait voir la ville de Tokyo s’étendre à perte de vue, et le soleil couchant rendait ce paysage vraiment magnifique. Le jeune homme aurait bien voulu rester des heures à contempler ce fabuleux spectacle, jusqu’à ce que la nuit tombe. Mais non, il ne pouvait pas. Il devait être rentré à 20h tapantes, sinon ses parents s’inquiéteraient. A contrecœur, il détourna le regard et reprit sa marche, perdu dans ses pensées.
A 22 ans, il avait tout pour être heureux. Il était né dans une famille de classe moyenne et n’avait jamais manqué de rien. Non pas qu’il était pourri-gâté, mais ses parents avaient consacré leur vie à les élever, lui et sa sœur, et avaient toujours veillé à ce qu’ils aient la vie la plus confortable possible. Et puis Matsumoto Jun n’était pas quelqu’un qui réclamait. Il se contentait de ce qu’on lui donnait, et faisait de son mieux avec. C’est ainsi qu’il avait toujours eu de très bons résultats scolaires, et il était maintenant à l’université où il était en 3e année de droit, et il brillait également. En bref, la vie idéale.
Mais pour Jun, pas tant que ça. Il avait un tempérament romantique, un  peu rêveur, un peu libertin, et il avait toujours été contraint de refouler ses envies d’évasion pour se borner à ce qui ferait plaisir à sa famille. Celle-ci ne l’avait jamais forcé à faire quoi que ce soit, mais il savait parfaitement que s’il lâchait tout maintenant pour partir à l’aventure comme il en rêvait, ses parents seraient déçus. Et ça, il ne pouvait s’y résoudre  pour l’instant. Alors il continuait de mener sa vie banale en espérant qu’un jour, il aurait un peu plus de courage pour faire autre chose que travailler dans un bureau pour le restant de ses jours.


Masaki attendait patiemment dans sa chambre que ses parents l’appellent en lisant un livre. Il ne fallait surtout pas qu’il les dérange alors qu’ils étaient en pleine réception avec tous les collègues du cabinet ministériel de son père. Cela faisait maintenant 2 bonnes heures que les invités étaient arrivés et qu’ils discutaient dans l’immense salon de réception de la maison. Le fils aîné de la famille Aiba se demandait de quoi pouvaient bien parler des gens de la haute société entre eux. Sûrement de la situation économique actuelle du pays. Masaki se préparait donc psychologiquement à descendre faire face à tous ces mondains pour montrer un respect et une bonne tenue qu’il avait acquis depuis bien des années maintenant.
Avec un père ministre et une mère professeur d’art floral dans une école pour filles de la haute, ce n’était pas lui qui avait déjà eu des problèmes d’argent. Ils possédaient une immense maison dans le quartier chic de Tokyo, et plusieurs autres propriétés à travers le pays. Masaki et son jeune frère Yusuke avaient toujours fréquenté les meilleures écoles, et n’avaient jamais été inquiétés de ce que la vie pouvait réserver de difficile. Une vie dorée que tout le monde enviait. Mais il y avait le revers de la médaille.
Les enfants de la famille Aiba avaient extrêmement peu de liberté, devaient trier leurs fréquentations sur le volet, travailler d’arrache-pied pour avoir les meilleurs résultats scolaires possibles, et faire bonne figure et rester à leur place lorsque leurs parents les présentaient à un collègue. Ils avaient pour consigne d’être des modèles d’obéissance et de respect. Ce à quoi Masaki s’était toujours plié.
En réalité il ne s’était jamais réellement posé de questions sur la façon dont se passait sa vie. Pour lui, il était normal de faire ce que ses parents lui disaient de faire, c’est ce qu’on lui avait inculqué dès la prime enfance. Ce que lui imposaient ses parents était forcément la bonne chose à faire, c’est ce qu’il se disait. Et en 23 ans rien n’était venu  démentir cette conviction, alors il n’y avait aucune raison pour lui que les choses changent.
Il entendit soudain frapper à sa porte :

-Hai, dozo

Le majordome fit son apparition et l’informa :

-Monsieur, vos parents vous attendent

-Très bien Yamamoto, je descends de suite

Sur ces mots, Masaki posa son livre, rajusta ses vêtements et vérifia ses cheveux, puis  se dirigea vers l’escalier en se composant le visage respectueux qui convenait aux circonstances.

Il mit le point final et posa son stylo. Ouf ! Enfin terminé ! Jun commençait à en avoir plein la tête. Il ferma ses livres, rangea ses notes et éteignit son PC portable, puis sentant qu’il avait besoin de prendre l’air, il attrapa sa veste et prévint sa mère :

-Okaa-san, je sors, ne t’inquiète pas je ne rentrerai pas tard

-D’accord mon chéri, sois à l’heure pour dîner, ta grande sœur sera là pour une fois

-Hai~


Sur ces mots, il ferma la porte de l’appartement et, quelques minutes plus tard, se retrouva dans la rue. Là, il écarta les bras et respira à pleins poumons l’air de la ville. Un sourire épanoui et détendu apparut sur son visage. Puis il commença à flâner, allant où ses pas le portaient. Il se retrouva bientôt à Shibuya, quartier des bars et des discothèques, où la fête battait déjà son plein…


Masaki était revenu dans sa chambre et avait repris sa lecture. Les salutations avaient été brèves. Il avait simplement échangé quelques mots avec de vieilles connaissances de ses parents à propos de sa future carrière politique – car étant l’aîné de la famille, il était bien entendu destiné à prendre la suite de son père – et il s’était poliment éclipsé. Cela faisait à peine quelques minutes qu’il était remonté que son frère de 18 ans Yusuke, de 5 ans plus jeune que lui, débarqua dans sa chambre :

- Onii-chan, viens on sort !

- Eh ? Tu veux sortir de la maison ?

- Oui, je commence à en avoir par-dessus la tête de l’ambiance coincée et rasoir de cette réception !

Masaki reconnaissait bien là son frère. Yusuke avait toujours eu plus de mal que lui à se plier à la vie que leur imposait leur statut, et il avait très vite commencé à s’éclipser régulièrement dans le dos de leurs parents. Le plus âgé ne l’avait jamais accompagné lors de ses fugues d’un soir, mais il ne faisait jamais rien non plus pour l’en empêcher.

-Tu sais ce qui t’attend si Père et Mère découvrent que tu as filé…

-Ils en sauront rien ! Ils sont bien trop occupés avec leurs invités et leurs petits fours !

-Comme tu veux Yusuke. Je ne te dénoncerai pas mais je ne te couvrirai pas non plus.

-  Sauf que cette fois, tu viens avec moi.

Masaki soupira, légèrement agacé

-Ecoute tu fais ce que tu veux je m’en fiche, mais personnellement je préfère rester plutôt que…

-C’était pas une question l’interrompit le plus jeune en lui attrapant le bras pour le forcer à se lever, tu viens avec moi un point c’est tout. Tu commences à devenir aussi barbant que tout ce petit monde en bas, il est temps que tu t’aères et que tu vois d’autres gens !

Il l’entraîna derrière lui, Masaki essayant tant bien que mal de se dégager. Mais il avait beau être le plus âgé, son frère était bien plus fort que lui. En même temps quand on est capitaine de l’équipe de rugby…

Malgré les protestations qui le noyaient, Yusuke tira son frère jusqu’à une petite porte à l’arrière de la maison donnant accès sur le jardin. De là, ils furent dans la rue en quelques minutes. Masaki continuait de râler :

-Lâche-moi ! Je te dis que je ne veux pas sortir ce soir ! Si je ne veux pas tu n’as pas à me forcer ! Tu fais ce que tu veux de ta vie mais ne m’entraîne pas dans tes bêtises ! Lâche-moi je te dis !

-Tu ne veux sortir aucun soir. Je fais ça pour ton bien, il est urgent que tu vois autre chose que les parents, leurs collègues et tes amis de fac aussi bouchés qu’une tuyauterie centenaire. C’est pas une vie sociale ça !

-Laisse ma vie sociale où elle est ! Et puis où on va d’abord ?

-A Shibuya !

-Eh ? Tu veux dire qu’on va en boîte ?

-Affirmatif ! Un grand baptême pour toi !

Soudain plus curieux, Masaki cessa de protester et se laissa entraîner par son frère vers le quartier des fêtards par excellence…


- Bon, on t'écoute, c'est quoi ton super plan ?

Les pas de Nino ralentirent légèrement, pour laisser à Sho le temps de s'expliquer. Son épaule effleura celle d'Ohno, mais son aîné ne se dégagea pas, prolongeant cette proximité.
Sho leur fit face, marchant à reculons pour continuer à avancer.

-Vous savez, Tomoe... commença-t-il avec un sourire en coin.

- Qui ça? réagit Satoshi, passant la main dans ses cheveux décolorés.

- La copine de Yugama, Toshi, soupira Kazunari.

Malgré la nuit tombée, la chaleur de l'après-midi flottait encore dans l'air. Les mains dans les poches, Ninomiya détourna un instant son attention de ses amis pour observer les gens autour de lui. Des travailleurs rentrant tardivement chez eux après avoir bu un verre avec leurs collègues, des adolescentes habillées trop court, des couples qui riaient, rien de plus banal. Chaque soir, Kazunari, Sho et Satoshi voyaient le même spectacle se dérouler autour d'eux. Ils n'en faisaient pas partie, tout au plus les regards qu'on leur lançait étaient hostiles. Ninomiya, avec son air impassible sur le visage, Ohno, avec sa démarche traînante, Sakurai, avec son sourire enthousiaste. La seule façon qu'ils avaient trouvé pour se faire une place, c'était basculer peu à peu dans la délinquance.

- Bon, tu accouches ou on doit deviner ce qu'on peut bien avoir à foutre de Tomoe? questionna Kazunari, son regard revenu sur Sho.

- On est bien d'accord que Yugama l'aime vraiment, non ? Alors je me demande ce que ça lui ferait si elle le quittait pour quelqu'un d'autre ? demanda Sakurai, portant sa cigarette à sa bouche d'un air satisfait.

- Mais pour qui elle le quitterait ? fit remarquer Ohno, la démarche traînante.

- En fait tu veux nous faire aller dans ce club pour draguer la meuf de Yugama ? résuma Kazunari en souriant légèrement, intéressé par le plan de son ami.

- Ca m'amuserait de réussir, répondit Sho en haussant les épaules.

- Et ça énerverait Yugama, donc ça me plaît, conclut Nino.

Quand Sho se retourna, satisfait, ils étaient arrivés. Après avoir patienté une dizaine de minutes dans la foule, ils pénétrèrent enfin dans le club.
La musique assourdissante résonnait dans tout le corps de Kazunari, et il vit Sho lui désigner une jeune fille du menton après une minute de recherche. Longs cheveux, tenue courte et moulante, maquillage prononcé, elle ne se démarquait pas particulièrement de toutes les autres filles présentes dans la salle, mais c'était la copine de Yugama, et c'était le plus important. Ils haïssaient Yugama, et il leur rendait bien. Avec sa bande, il était toujours à interférer dans leurs plans, à chercher la bagarre. Rien qu'en s'imaginant la tête de son ennemi quand il verrait sa copine être draguée, Nino sourit. Sans perdre des yeux Sakurai, qui s'approchait de la jeune fille, il entraîna Satoshi jusqu'au bar.

- Deux vodkas, cria-t-il pour couvrir la musique.

Il trempa les lèvres dans son verre et sourit en voyant Satoshi commencer à danser instinctivement. Remarquant son sourire, les lèvres d'Ohno s'étirèrent à leur tour et il tendit la main pour inviter son cadet à danser. Au même moment, Kazunari lâcha un juron. Sho venait de se faire alpaguer par un groupe de filles et il semblait avoir perdu son objectif de vue, lançant des sourires charmeurs à ses admiratrices.
Nino articula un " désolé" en direction de Satoshi, avant d'attraper les deux verres de vodka et de se frayer tant bien que mal un chemin au milieu des danseurs. Ses yeux fouillèrent quelques instants les lieux, avant de tomber sur la jeune fille. Plaquant son sourire le plus charmeur sur son visage, il parvint à s'approcher d'elle, et lui tendit le verre qu'il tenait dans sa main droite. Elle hésita quelques secondes, avant de le saisir en lui envoyant un sourire croulant sous le rouge à lèvres et autres gloss. Kazunari s'approcha de son oreille et hurla tant bien que mal pour se faire entendre :

- Comment tu t'appelles ?

- Tomoe, répondit-elle en battant des faux cils, son regard le détaillant.

Elle passa sur ses cheveux noirs, ses lèvres fines, pour finir sur son tee-shirt et son baggy. Visiblement satisfaite de ce qu'elle voyait, elle avala une gorgée de vodka puis s'approcha de lui pour commencer à danser. Il posa sans gêne une main sur sa hanche, la rapprochant encore plus, et lui sourit de nouveau, son visage à quelques centimètres de celui de Tomoe. La jeune fille n'hésita pas à se déhancher d'une façon plus que subjective qu'elle croyait sexy, alors que Kazunari se forçait à ne pas éclater de rire. Il ne fut pas surpris quand les lèvres de la jeune fille commencèrent à se rapprocher des siennes, et il sourit de plus belle, sûr de sa victoire.


Cela faisait une ou deux heures qu’ils étaient arrivés au club, et pour l’instant leur plan se déroulait à merveille. Leur réputation les ayant précédés, ils étaient entrés sous des regards craintifs et respectueux. Car bien que ce club soit pour l’instant occupé par la copine de Yugama, et donc par extension par Yugama lui-même,  ils avaient «colonisé» bon nombre de discothèques voisines et personne ne doutait qu’ils étaient venus pour en ajouter encore une à leur tableau de chasse.
Sho étant trop « occupé » avec ses nouvelles conquêtes, Kazunari avait entamé la séduction de Tomoe, l’actuelle petite amie de leur rival. Bien qu’il ait un peu râlé au début il y avait très vite pris goût. Il avait su jouer à la perfection de son regard enjôleur et envoûtant, de son sourire accrocheur, et de ses mots qu’il savait faire tantôt doux et romantiques, tantôt sensuels et tentants. Tomoe n’avait pas mis longtemps avant de succomber au charme naturel de Nino, et ils étaient en train de se trémousser sur la piste de danse en exécutant une danse très… rapprochée. Pendant ce temps, Satoshi vidait des vodkas au bar tout en observant Nino du coin de l’œil, et Sakurai était comme un roi, entouré de filles toutes plus aguicheuses les unes que les autres. Ils étaient tous les trois tellement absorbés par ce qu’ils faisaient qu’ils ne virent pas Yugama et sa bande arriver. Celui-ci avait bien sûr eu vent de ce que comptaient faire ses 3 rivaux et il avait réagi au quart de tour. « Cette fois ils vont le payer… » avait-il marmonné d’une voix menaçante. Et avant de partir, il s’était équipé…
Nino, tout à sa danse, ne le sentit pas arriver derrière lui. Il sentit qu’on lui agrippait l’épaule pour le forcer à se retourner. Il eut à peine le temps d’apercevoir le visage de Yugama que le poing de celui-ci lui arriva en plein visage. Le jeune homme manqua de perdre l’équilibre mais réussit à se stabiliser. Il essuya sa lèvre en sang avec son avant-bras, tout en regardant son rival en rage avec un sourire narquois :

-Salut Yugama… Toi aussi tu veux faire la fête ?

-Ôte tes sales pattes de ma meuf Ninomiya ! cria son adversaire hors de lui

-Oh je pense qu’elle viendrait vite s’y recoller continua Kazunari toujours aussi calme et moqueur Je n’ai pas eu beaucoup de mal à l’avoir. Tu es sûr que tu l’intéresses ? Parce que si j’étais toi je me demanderais si je suis pas cocu…

C’en était trop pour Yugama. Il fonça vers Nino avec un grand cri de rage pour lui asséner un deuxième coup, mais celui-ci arrêta son poing pour lui envoyer le sien dans le ventre.
Entre temps, Sho et Ohno avaient vu que les choses se gâtaient et s’étaient rapprochés pour rejoindre Nino et l’épauler. Voyant que les deux acolytes de Yugama allaient venir se mêler à la bagarre et que Nino allait se retrouver seul contre trois, Satoshi en attrapa un par derrière pour le serrer à la gorge pendant que Sakurai avait foncé sur le deuxième pour lui enfoncer sa tête dans le ventre.
Au bout de quelques minutes de bagarre, quelqu’un tenta de s’interposer, très vite rejoint par une deuxième personne. Ni Sho, ni Ohno, ni Yugama, ni Kazu, ni les deux autres ne parvinrent à voir qui ils étaient, mais ils se retrouvèrent très vite pris dans la mêlée malgré eux. Puis les videurs vinrent les mettre dehors, tous les huit. C’est là que les choses commencèrent à vraiment aller mal. Yugama avait sorti son « équipement » : un revolver, qui paraissait avoir un peu vécu, mais en parfait état de fonctionnement.

-Maintenant Ninomiya, commença Yugama d’une voix basse et terrifiante, tu vas dégager de là et embarquer tes deux copains avec toi. Tu as intérêt à m’obéir très vite sinon je te jure que je me servirai de ce que j’ai dans les mains et tu ne verras pas demain

Plus personne ne bougeait. Les respirations s’étaient faites saccadées. Les deux personnes qui avaient essayé de s’interposer dans la bagarre – et qui s’avéraient être deux garçons d’à peu près leur âge – étaient aussi en ligne de mire et semblaient complètement paralysés par la peur. Même Nino, Sho et Satoshi qui avaient l’habitude des situations à risques ne s’étaient jamais retrouvés en aussi mauvaise posture. Sakurai et Ohno étaient bien d’avis de repartir et de laisser la victoire à Yugama pour cette fois et de chercher revanche à une autre occasion, mais Kazunari ne semblait pas vouloir l’entendre de cette oreille. Il regardait leur rival avec une lueur de défi dans le regard, comme persuadé que jamais Yugama n’oserait se servir de son arme.

-Ben alors, qu’est-ce que t’attend ? le provoqua-t-il T’as les jetons ?

-Nino ferme-la ! lui chuchota Sho Ce mec est un malade il est vraiment capable de te tirer dessus et nous avec ! Cassons-nous !

-Sho a raison, Kazu renchérit Ohno d’une voix plus calme mais que l’on sentait apeurée Ca part en couille, on lui fera sa fête plus tard, j’ai pas envie de retrouver ton cadavre sur le trottoir.

Les paroles de ses amis ramenèrent Nino sur Terre, mais il ne se décidait toujours pas à partir. Yugama, commençant à s’impatienter, appuya lentement son doigt sur la détente tout en faisant un signe à ses amis. Jun, qui s’avérait être un des deux garçons ayant intervenu dans la bagarre, s’aperçut du manège de Yugama et cria :

-BAISSEZ –VOUS !!

D’un même mouvement, Nino, Satoshi, Sho et Masaki – la deuxième personne à s’être interposée – s’aplatirent au sol alors que le revolver de Yugama crachait sa balle et que ses deux amis sortaient à leur tour chacun un pistolet. Nino et ses amis réagirent au quart de tour : ils se jetèrent sur leurs rivaux pour essayer de leur prendre leurs armes. Sakurai y parvint sans trop de mal et partit se planquer derrière des poubelles pour être en sécurité et pouvoir tirer au cas où. Satoshi était en plus mauvaise posture : son adversaire était trop fort pour lui et il avait vite dû rejoindre Sho pour éviter de se faire tirer dessus. Les coups venant respectivement de Sho et d’un des deux acolytes de Yugama retentirent dans un fracas assourdissant. A quelques mètres, Nino et Yugama en étaient revenus au corps à corps et se disputaient l’arme, aucun n’arrivant à avoir l’avantage. Masaki et Jun regardaient la scène sans pouvoir rien faire, tentant tant bien que mal de se protéger mutuellement.

Soudain, ils entendirent des sirènes très significatives. Sho hurla :

-Putain les mecs c’est les flics !! On se casse !!

Aussitôt dit aussitôt fait. Sakurai se leva et se mit à courir, Ohno sur ses talons. Nino poussa Yugama un grand coup pour le faire tomber à terre et suivit ses amis, hélant au passage Jun et Masaki toujours sous le choc :

-Allez les mecs restez pas là, vous allez avoir des emmerdes ! Venez, bougez-vous !

Sans se poser de questions, ils suivirent la bande. Tout avait foiré.

Les sirènes de la police avaient boosté les trois amis, qui couraient aussi vite qu'ils le pouvaient. Jetant un coup d'œil en arrière, Nino aperçut les deux jeunes hommes qui étaient intervenus dans leur bagarre un peu plus tôt. Ils n'étaient visiblement pas habitués à courir pour sauver leur peau, et peinaient à respirer.
" Il faudra bien qu'ils tiennent jusqu'à notre squatte", pensa Nino, se reconcentrant sur sa propre course.
À ses côtés, Ohno courait, toute trace de son air, habituellement ensommeillé, disparue. Le sang coulait d'une blessure à sa tempe, et il trébucha soudain. Sho le rattrapa aussitôt par le bras et le força à courir à ses côtés. Ils s'arrêtèrent enfin tous les trois, essoufflés, devant le lieu assez insalubre où ils passaient le plus clair de leur temps.
Nino y pénétra un premier, tenant la porte pour que Sho puisse amener Ohno sur le canapé miteux qui prenant quasiment tout l'espace de la petite pièce.

- C'est quoi votre prénom ? demanda Kazunari aux deux jeunes hommes, qui avaient visiblement l'intention d'entrer.

- Jun, déclara fermement celui qui paraissait le moins effrayé des deux.

- Ma-... Masaki.

- Laisse-les venir Kazu, ils nous ont aidés, intervint Sho en posant la main sur l'épaule de son cadet.

Nino toisa Jun et Aiba quelques secondes de plus avant de s'écarter pour les laisser passer.
Aiba avança dans la pièce en essayant de cacher son dégoût. À chacun de ses pas, il écrasait des canettes de soda vides ou des emballages en tout genre. Tout ça était très éloigné de chez lui, trop. Son regard rencontra celui de Jun, et il y trouva une peur semblable à la sienne, bien que mieux cachée. La voix de Kazunari le sortit de ses pensées.

- Vous avez l'air bien sapés. Des fils à papa ? demanda-t-il en allumant une cigarette.


Sho soupira, compatissant à la frayeur qu'il voyait chez Aiba.

- Pourquoi vous nous avez aidés là-bas ? demanda-t-il à son tour avec curiosité.

- Alors qu'on aurait pu s’en sortir tous seuls... rajouta Kazunari en allant vérifier l'état d'Ohno.

- Vous étiez les moins nombreux, et lui était en train de se prendre une raclée, expliqua Jun en désignant Ohno, essayant de garder un ton confiant.

Sho sourit, amusé de voir que même après toutes ces années, la violence n'était pas le fort de Satoshi.

- Et toi ? Tu l'as suivi ? lança-t-il à Aiba, resté silencieux.

- Ah, non, on se connait pas, s'empressa de préciser Aiba, sortant de son mutisme.

Il rougit quand tous les regards se tournèrent vers lui, y compris celui de Nino et Satoshi, installés sur le vieux canapé.

- Je veux dire... on se connaissait pas... avant... avant ce soir, balbutia-t-il en tordant ses mains. Mais j'étais avec mon frère et... il voulait vous aider alors... enfin voilà, termina-t-il dans un murmure.

Il sentit le regard de Kazunari s'attarder sur ses vêtements sages et de marque. À ses côtés, Ohno reprenait des couleurs et ne semblait plus sur le point de s'évanouir. Sho souriait paisiblement, comme si la soirée était on ne peut plus normale, et personne ne brisant le silence.

-Et vous, qui êtes-vous ? demanda curieusement Masaki Et pourquoi vous étiez là-bas ?

-Le gars à la bouille de gamin qui s’est fait refaire le portrait, c’est Ohno Satoshi, celui avec les oreilles percées, c’est Sakurai Sho, et moi c’est Ninomiya Kazunari. Et si on était dans cette boîte, c’était pour faire sa fête à ce petit merdeux de Yugama poursuivit Nino avec un regard mauvais.

-Yugama c’est celui qui a sorti son arme le premier ? demanda Jun, encore effrayé en se rappelant de cette vision

-T’as tout compris mon gars

-Et euh… Si c’est pas indiscret… commença Aiba, hésitant Comment ça se fait que vous… Enfin… Que…

-Qu’on soit devenus des mecs traînaillant dans les rues et tapant sur la gueule des autres ? compléta Sho

-Euh… Oui

Il y eut un silence religieux. Kazu tira sur sa clope, Satoshi jeta la sienne à terre et l’écrasa sous son pied, et Sakurai s’en alluma une. Masaki commençait à se demander s’il avait bien fait de poser la question, quand Ohno lâcha :

-On a juste des vies de merde qu’on a envie de vivre le moins souvent possible.

Sous le regard étonné des deux nouveaux venus, il expliqua brièvement :

-Mon père était un alcolo qui nous frappait ma mère à moi au moins une fois par semaine. Il a disparu on sait pas où, bon débarras. Mais ma mère pouvait pas s’occuper de quatre enfants toute seule avec le pauvre salaire qu’elle recevait, elle a fini par tomber en dépression et elle est à l’hôpital. C’est tout ce qu’il y a à savoir conclut-il

Après un nouveau silence pendant lequel Jun et Masaki assimilèrent ces révélations, Nino prit à son tour la parole :

-Moi ca va aller vite : mes parents travaillent pour quasi rien, on vit dans un taudis pas loin d’ici. Ils ont pas les moyens de m’envoyer à l’école, je bosse à mi-temps.

-Ouais fin quand t’as pas la flemme d’y aller sourit narquoisement Sho

Kazu ne répondit rien et se contenta de le fusiller du regard. Les deux autres jeunes hommes étaient maintenant assez mal à l’aise, confrontés à toutes ces histoires si différentes des leurs, et qui pourtant n’étaient pas forcément rares. Mais ce qui les gênait le plus, c’est qu’ils sentaient parfaitement que les 3 voyous n’aimaient pas s’étaler sur leur vie, et le peu qu’ils en avaient dit montraient déjà qu’ils leur faisaient confiance.

Irrésistiblement, ils tournèrent le regard vers le seul qui n’avait pas raconté son histoire. Sakurai fumait lentement sa cigarette, semblant hésiter à parler de lui. Puis il finit par se décider :

-Pour faire bref, ma mère faisait le trottoir et manque de pot pour elle, elle a fini par être en cloque. Elle avait pas les moyens d’avorter, il a bien fallut qu’elle garde le gosse, moi soi-dit en passant. Après avoir accouché, elle a retrouvé mon paternel je sais pas trop comment, et m’a laissé sur le pas de sa porte. Le pauvre gars avait pas non plus prévu d’élever un gamin, mais il a fait tout ce qu’il pouvait jusqu’à ce qu’il meure quand j’avais 15 ans. Depuis je me démerde comme je peux.

Il se tut et tira une dernière bouffée de sa cigarette avant de l’écraser. Masaki et Jun se lançaient des regards gênés, ne sachant quoi répondre. Nino, comme s’il avait lu dans leurs pensées, les rassura

-Vous en faites pas les mecs, on veut pas de pitié ou quoi. On vous a juste dit les choses comme elles sont, point barre. Maintenant tous au pieu, on verra ce qu’on fait demain ajouta-t-il en allant s’allonger sur ce qui ressemblait à un lit, recouvert de couvertures qui devaient dater de l’ère Showa à en juger par leur état miteux. Sakurai et Ohno firent la même chose, pendant que Matsumoto et Aiba restaient plantés là où ils étaient, ne sachant pas trop si cela voulait dire qu’il était temps pour eux de repartir ou si les 3 autres les invitaient à dormir. Sho répondit à leur question silencieuse en pointant un tas de tissu :

-Il reste des couvertures par là, installez-vous. Désolé c’est pas très glorieux, mais on a rien de mieux à vous proposer.

-Vous… Vous ne dormez pas chez vous ? demanda timidement Jun

-Perso, mon chez-moi c’est ici. Oh-chan a besoin de silence de temps en temps et de pas être harcelé par ses frères et sœurs alors ca lui arrive régulièrement de dormir ici. Et Kazu, ici ou chez lui… C’est du pareil au même termina-t-il en allant se recoucher. Oyasumi

-Oyasumi répondirent Masaki et Jun d’une petite voix.

Tout cela était tellement éloigné de ce qu’ils connaissaient… Eux qui avaient toujours eu l’habitude de dormir dans des lits confortables, dans une pièce chauffée et le ventre plein, les voilà qui se retrouvaient dans un lieu fait de tôle, à peine abrité des courants d’air, à dormir à même le sol et sans avoir rien mangé. Comment tout cela avait-il pu arriver en une seule soirée ? Qu’allaient penser leurs parents ? Ils devaient se faire un sang d’encre. Mais pour le moment, ils n’avaient pas le choix. Ils se jetèrent un regard déboussolé, prirent les couvertures que Sakurai leur avait désignées et se couchèrent en essayant de se convaincre que tout cela allait rapidement s’arranger.